La taupe éclairée

Trente-quatre mille sept cent soixante-quatre cartouches, deux mille huit cent quarante-deux armes à feu, trois cent dix-neuf roulades, quatre-vingt-quatorze explosions, mais aucun bébé touché. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’au moment de dresser sa petite liste de courses nécessaires au bon déroulement de son A toute épreuve, John Woo, en partance pour l’Amérique après 21 bons et loyaux longs métrages made in China,  n’a pas lésiné sur les quantités. Dans l’Empire du milieu, mieux vaut ne pas se poser trop de questions : quand on sait faire de l’action, on fait de l’action. Et quand on a Chow Yun-fat dans les cartons, il suffit de lui trouver le cure-dent adéquat.

C’est qu’il en jette, le Cure-dent, avec sa chemise ouverte et son attrait pour le jazz de night-club. Il en jette et s’en jette à tel point que Yuen, l’inspecteur tête-brûlée qu’il interprète, a pris pour sobriquet Tequila, rien que ça. Un amateur de boisson forte qui démarre pourtant ses péripéties à l’eau tiède, dans un salon de thé où les perruches en cage sont tendances. A peine le temps de discuter perroquet et voilà Cure-dent qui s’emballe, noyé au milieu d’un feu nourri qui annonce la couleur : John Woo maîtrise le gunfight et le fait savoir. Panique dans la salle et panique en cuisine, Cure-dent s’échauffe les index avec ses premiers trente cadavres. Un tas de  trépassés auquel n’échappe malheureusement pas son coéquipier, entraînant un peu plus loin Tequila dans son univers liquide. Ce dernier, au passage, nous prouve en descendant l’escalier qu’un homme mort, s’il est truffé de plomb suffisamment rapidement, peut encore se tenir debout. Un vrai miracle.

Solfège au Q.G.

Retour au quartier général pour Cure-Dent, adulé par ses pairs, vomi par son N+1. Une brigade Hongkongaise de véritables mélomanes où la guerre contre les gangs les plus durs de la ville se déroule en musique. Du solfège contre de la mitraille, un combat perdu d’avance ? Pas sûr, car derrière les « Si la sol mi sol mi do » se cachent Tony la taupe, l’agent double de la police. Insensible au mal de mer et fan d’origami, Tony s’est mis au service de Monsieur Hui, le grand-père que chacun aurait rêvé d’avoir, l’étiquette « traficant d’arme international » en moins. Tony aime aussi la lecture, quitte à remercier les bibliothécaires avec du plomb. Un joli meurtre à livre ouvert qui va permettre à Cure-dent, qui n’aime pas les ouvrages mal rangés, de partir sur la trace du tueur.

Dos-à-dos, les deux hommes dézingue progressivement tout ce qui bouge main dans la main, d’autant que Tony a des soucis. Sa cote a grimpé et  Johnny  Wong, nouveau caïd de la baie, le veut dans son écurie. Une O.PA.hostile qui comprend l’anéantissement total de Monsieur Hui. Chose promise, chose due, Tony s’exécute et exécute son mentor dans un hangar transformé en stand de tir. Cure-dent, qui passait par-là, en profite évidemment pour vider quelques cartouches.

R.D.V. à la morgue

Tequila aime Tony, Tony aime Tequila, Johnny aime Tony. L’agent infiltré plait autant au nouveau roi de la pègre que les costumes trop larges aux couleurs interdites – Vert caca d’oie, jaune vomi, orange amère – mais dévoile au final son double jeu en découvrant l’arsenal de son nouvel employeur. Pour passer commande au magasin d’armes, rien de plus simple : rendez vous à la morgue de l’hôpital, frappez fort, très fort, et entrez. Des instructions que Cure-dent va suivre à la lettre, démontrant au passage son art de la plomberie. Un petit trou dans le tuyau, un zest de poudre dans le tuyau, un tir d’élite dans le tuyau, et le tour est joué.

Mais Johnny le mal fagoté, propriétaire du centre hospitalier, ne l’entend pas de cette oreille, libérant sa colère d’un génial : « Les flics, ils ont des flingues, mais nous aussi on a des flingues ! » CQFD. Puisque Johnny l’a décidé, le service des urgences accueille donc la scène sanguinolente finale, un gunfigh à la sauce Woo dont l’Amérique n’aurait rien à redire. Des cadavres à la pelle, des tirs à gogo, et un plan séquence d’exception dans les couloirs des salles d’op’. Les ninjas des forces spéciales, qui ont malheureusement sauté le chapitre Sécuriser le périmètre, complètent  un tableau dont le premier plan est dépeint par la folie maternelle de Teresa, l’aimée de Cure-Dent. Si le décompte final atteste que les forces de l’ordre ont perdu  87 % de leurs effectifs, les cent quatre-vingt-treize bambins de la nurserie sont sortis libres, c’est déjà ça.

Dans une bonne guerre, il y a des traîtres et des morts. Une double casquette dont se charge Tony la taupe, pour sa mort et celle de Costard hideux. Tony repose désormais en paix, on brûle sa photo, on déchire son passé. Une belle fin pour un homme de l’ombre qui, le temps d’une enquête, a failli éclipser Maître Cure-dent. Good game.  JB